CASSANDRE CECCHELLA
[…] La série la plus marquante s’intitule Vinci. Cassandre Cecchella opère alors « sur le motif », comme au temps des Impressionnistes ou à la manière des « peintres du Dimanche ». Mais voilà, son sujet à elle n’a rien de pittoresque et de bucolique puisqu’il s’agit de poser le chevalet sur l’autoroute, à l’abri des voitures lancées à toute allure. Il faut considérer cela dans toute sa dimension performative, car les piétons n’ont pas le droit de s’installer sur le bord de ces chaussées (plusieurs tableaux resteront inachevés après interpellations et sommations des forces de l’ordre de quitter les lieux). Ainsi, peindre dans l’urgence, à l’acrylique, en une seule séance de travail, et ne pas retoucher à l’atelier au retour, le pacte est scellé. Là, dans ces territoires du non-lieu, dans ces espaces où l’on ne fait d’habitude que passer à toute vitesse, afin de se rendre d’un point à un autre. Regarder autrement, ouvrir les nouveaux points de fuite, donc. Et voilà que le confinement s’offre à l’artiste comme un cadeau, car enfin les autoroutes seront vides : « je veux m’approcher au plus près, toujours encore plus près, peindre au milieu de l’autoroute [...] Le lundi 20 mars, je suis sur le bord de l’autoroute A64. Pas une voiture, juste quelques camions, un nouveau paysage s’offre à moi », écrit- t-elle. La ténacité l’emporte et la traversée se poursuit, de plus en plus libre en peinture, en jeté, avec l’aisance de celle qui voit ce que personne ne devrait voir depuis les barrières de sécurité. Son motif est neuf, elle le tient. Au-delà des routes grises, les montagnes vertes et jaunes, et les cieux aux teintes changeantes du Sud, les ponts blancs et les lignes de construction de la signalétique.
À l’atelier, l’artiste me raconte ses pauses dans le travail, ses moments d’absence ou de ré- flexion. C’est pour elle le temps d’un « Casse-Croûte » : jouant sur les mots, ses palettes sur bois se transforment en peintures brouillonnes réalisées sans aucune contrainte esthétique, mais selon un protocole très stricte (selon une temporalité restreinte, avec un seul pinceau et en choisissant le sujet au hasard). Trouver quelque chose à se mettre sous la dent, quand on est peintre, voilà l’idée de la croûte, de la peinture de rien, mais qui dit beaucoup. De même que les nombreuses petites toiles d’esquisses, des portraits sur le vif accrochés pêle-mêle, un bout de mur, le coin d’une nappe à car- reaux, une joue. Les grands portraits en chantier tout autour (l’artiste en réalise plusieurs en même temps comme autant de prises) sont habités d’une fausse maladresse et me font penser — dans leur acidité colorée, leur fausse immédiateté, l’aspect statique des postures — aux portraits que David Hockney réalise de ses amis, connaissances et famille. Cassandre Cecchella me confie son désir d’aller à la rencontre des personnes pour faire émerger le décor derrière elles : tout cela n’est autre qu’un exercice d’empathie, et sans doute faut-il aller plus loin, car ces toiles sont aussi fondées sur une forme de projection mentale et de prémonition. Le portrait est nourri du désir de voir l’avenir, les yeux dans les yeux. Cette peinture révèle et projette, développe et témoigne, tout en acceptant que la magie de l’instant puisse se produire.
Léa Bismuth, 2020
exposition : Nom de code LEOn
Oeuvres in situ : à la galerie